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Benoit Arvis

Professionnels libéraux : dans le régime "universel", évitez maladie, chômage, ou enfants !

Dernière mise à jour : 27 avr. 2020

Dans l'exposé des motifs du projet de loi instituant le système universel des retraites (en ligne ici), le Gouvernement a couché par écrit ce que ses représentants déclament à l'envi depuis plusieurs mois : le nouveau système, "juste, transparent et fiable", garantit que "chacun bénéficiera exactement des mêmes droits".


Puis se déclinent, dans le corps du texte, toute une série de dispositions qui confirment qu'il y a loin de la coupe aux lèvres, spécialement pour les professions libérales qui vont devoir contribuer à l' "universalité" sans contrepartie sur plusieurs points, et en particulier, sur les dispositifs résorbant les écarts liés aux interruptions de carrière.


Par principe, un professionnel libéral, dépendant de ses revenus propres pour vivre, ne peut compter sur la sécurité sociale pour remplacer ses revenus manquants du fait de la maladie. De la même manière, il n'est en principe pas couvert contre le risque de chômage. Les professions libérales se sont organisées pour créer elles-mêmes des régimes d'indemnisation de l'arrêt de travail, via des cotisations qui leur sont propres, c’est-à-dire qui ne dépendent que de la solidarité au sein de chaque profession. En conséquence, les conditions d'attribution sont restreintes : par exemple pour la profession d'avocat (comme plusieurs autres professions libérales), le versement d'indemnités journalières d'assurance maladie par la CNBF est assujetti à un délai de carence de 90 jours (en 2017 en France, la durée moyenne d'arrêt de travail était de 17,2 jours par an et par salarié).


Ce régime est très en-deçà des garanties par lesquelles les fonctionnaires ou les salariés obtiennent la rémunération ou l'indemnisation de leurs arrêts maladie. Pour les salariés de droit privé, l'indemnité journalière est versée, à hauteur de 50 % du salaire brut, après un délai de carence de seulement 3 jours. Pour les fonctionnaires, c'est encore plus simple : l'administration doit maintenir le versement du traitement (et ne peut imposer le délai de carence, qui est d'une seule journée, que pour autant que l'arrêt de travail ne soit pas provoqué par un accident de service, une maladie professionnelle, une longue maladie, une grave maladie, une blessure en service pour les militaires, une grossesse pathologique ou tout congé demandé après une déclaration de grossesse, etc.). Quant à l'assurance-chômage, elle est versée à l'une comme l'autre de ces deux catégories de travailleurs, à la différence près que les agents publics qui perdent leur emploi sont normalement indemnisés par leur administration (on dit que l'administration est auto-assurée).


Aux termes du projet de loi instituant le système universel des retraites, le futur article L. 111-2-1-1 du code de la sécurité sociale fixera " Un objectif de solidarité, au sein de chaque génération, notamment par la résorption des écarts de retraites entre les femmes et les hommes, par la prise en compte des périodes d’interruption et de réduction d’activité et de l’impact sur la carrière des parents de l’arrivée et de l’éducation d’enfants, ainsi que par la garantie d’une retraite minimale aux assurés ayant cotisé sur des faibles revenus". L'article 42 du projet de loi précise que la "solidarité nationale" commande d'attribuer des points aux assurés pendant les périodes au cours desquelles ils ont bénéficié de l'assurance-maladie, maternité ou paternité, invalidité, accident de travail et maladie professionnelle, ou de l'assurance-chômage.


Autrement dit, il faudra avoir bénéficié durant l'interruption de carrière, d'une prestation sociale ou d'une assurance-chômage, pour pouvoir prétendre à l'attribution de points (quoiqu'un discret article 45 du projet de loi accorde par ailleurs aux fonctionnaires, à titre transitoire, le bénéfice de points pour les périodes dites "sans services effectifs" de l'article L. 9 du code des pensions civiles et militaires, qui pour beaucoup, ne donnent pas droit à prestations sociales : le congé parental, pour 3 ans, le temps partiel de droit pour élever un enfant, jusqu’à 50 %, le congé de présence parentale jusqu'à 310 jours ouvrés, la disponibilité pour convenances personnelles, jusqu’à 10 ans…).


De fait, les professions libérales sont pratiquement exclues de ce dispositif, elles qui ne bénéficient que de manière très réduite de prestations sociales, et d'aucune assurance-chômage. Bien entendu, aucune réforme, actuelle ou à venir, n'a prévu d'étendre au bénéfice des professions libérales, les mêmes garanties d'assurance maladie et chômage que celles des fonctionnaires et salariés.


Le problème n'a pas échappé à l'attention du Conseil d'Etat qui, dans son avis sur le projet de loi, observe (paragraphe n° 100) qu' "au sein d’un même système universel de retraites, les périodes d’interruption d’activité ne seront pas prises en compte de la même manière pour tous les assurés", et qu'en particulier, un " salarié acquerra des droits à la retraite dès le quatrième jour de son arrêt de travail pour maladie alors que le membre d’une profession libérale devra attendre le premier jour du quatrième mois". Mais ce dispositif n'est pas pour autant condamné par le Conseil d'Etat (comme ont pu l'être d'autres points du projet de loi), qui considère que le "principe d'égalité entre assurés du système universel de retraite" (principe dont il reconnaît au passage l'existence), n'est pas violé, "dès lors qu’il a pour effet, non pas d’instaurer un traitement différent des personnes placées dans une situation identique, mais de prolonger des différences de traitement existantes".


Autrement dit, si le dispositif de bonification des interruptions de carrière exclut de fait les professions libérales, ce n'est pas pour autant qu'il est inégalitaire, puisque si les professions libérales disposaient d'un régime d'interruption de carrière ouvrant droit aux prestations sociales et à l'assurance-chômage, elles seraient traitées, dans le régime universel, de la même manière que les salariés et les fonctionnaires.


Certes, mais comment admettre que dans un système universel "juste, transparent et fiable", censé garantir que "chacun bénéficiera exactement des mêmes droits", deux femmes ayant eu exactement le même revenu professionnel durant toute leur carrière, et ayant eu le même nombre d'enfants et une interruption de carrière de même durée, partiront en retraite à une date différente, ou avec une pension différente, parce que l'une est avocate, alors que l'autre est juriste salariée d'une entreprise privée, et que seule cette dernière aura pu bénéficier de la bonification de ses congés dans des conditions intéressantes ? Est-il utile de déclarer en préambule de la loi : " Nous ne pouvons plus accepter que la retraite des femmes soit inférieure de près de 42 % à celle des hommes" pour, ensuite, recréer de telles inégalités, cette fois-ci entre les professions, et ce, après avoir supprimé les caisses autonomes qui, à l'instar de la CNBF, avaient précisément mis en place des mécanismes correctifs de ces interruptions de carrière permettant d'atteindre l'égalité des pensions homme-femme au sein de chaque profession libérale ?


On entre là dans une discussion qui met en lumière les limites du principe d'égalité par rapport au principe de non-discrimination : l'égalité permet de protéger le plein accès à un droit pour toute personne justifiant des conditions définies par la loi. La non-discrimination, quant à elle, s'attache à lutter contre les restrictions d'accès au droit organisées en fonction de critères illégaux.


En l'occurrence, les modalités d'accès au droit à bonification des périodes d'interruption de carrière n'est peut-être pas, comme l'estime le Conseil d'Etat, inégalitaire ; mais le système est en lui-même discriminant, puisque les bonifications ne sont accessibles aux administrés du système "universel" que pour autant qu'ils auront accompli leur vie professionnelle sous un régime de salarié ou de fonctionnaire. Il s'agit d'une discrimination indirecte, dans laquelle le statut d'emploi durant la vie professionnelle joue un rôle essentiel dans l'accès au droit à retraite.


Or les systèmes de pension discriminants - même lorsqu'ils respectent par ailleurs le principe d'égalité - font l'objet d'un contrôle juridictionnel, aussi bien d'ailleurs par les juridictions de droit national (contrôle du régime de départ anticipé des parents de trois enfants dans la fonction publique d'Etat : Conseil d'Etat, 27 mars 2015, Quintanel, n° 372.426 ; contrôle du régime de départ anticipé des techniciens de plateau de l'Opéra national de Paris : Cour de cassation, Chambre sociale, 30 septembre 2013, Syndicats SUD-Opéra et SNAC FSU Opéra, n° 12-14.752) que de droit communautaire, en particulier s'agissant des discriminations indirectes qui se forment dans la constitution du droit à pension (illégalité d'un régime de pension prévoyant le versement d'un complément de prestation de vieillesse réservé aux seules personnes de nationalité tchèque résidant sur le territoire de la République tchèque, excluant de facto les services effectués en territoire slovaque avant la partition des deux pays : CJUE, 22 juin 2011, Landtova, aff. C-399/09).

Il n'est toutefois pas certain que la politique sociale de l'Union européenne soit d'un grand secours pour les professions libérales, puisque le critère de discrimination indirecte ici en jeu - le statut juridique de l'activité professionnelle - n'est pas identifié dans la liste des critères prohibés par le droit communautaire. Gageons toutefois que la question sera soumise à l'examen de la CJUE, puisque les professions libérales n'ont désormais le choix qu'entre se battre et disparaître.

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